Après avoir traité de l’égalité des hommes et de la différence des cultures, puis rappelé que nous nous méfions des gens que nous ne connaissons pas, l’auteur aborde quatre aspects du Moyen-Orient : la création coloniale des États ; le besoin des populations de cacher leurs chefs ; le sens du temps ; et l’usage politique de la religion.
Contrairement à une idée reçue, personne ne sait très bien ce que sont le Levant, le Proche-Orient ou le Moyen-Orient. Ces termes ont variés de signification selon les époques et les situations politiques.
Cependant, les actuels Égypte, Israël, État de Palestine, Jordanie, Liban, Syrie, Iraq, Turquie, Iran, Arabie saoudite, Yémen et principautés du Golfe ont plusieurs millénaires d’histoire commune. Pourtant leur division politique date de la Première Guerre mondiale. Elle est due aux accords secrets négociés, en 1916, entre Sir Mark Sykes (Empire britannique), François Georges-Picot (Empire français) et Sergueï Sazonov (Empire russe). Ce projet de traité avait fixé le partage du monde entre les trois grandes puissances de l’époque pour l’après-guerre. Toutefois, le Tsar ayant été renversé et la guerre ne s’étant pas déroulée comme espérée, le projet de traité ne fut appliqué qu’au Moyen-Orient par les seuls Britanniques et Français sous le nom d’« accords Sykes-Picot ». Ils ont été révélés par les Bolcheviks qui s’opposèrent aux tsaristes, notamment en contestant le Traité de Sèvres (1920) et en aidant leur allié turc (Mustafa Kemal Atatürk).
De tout cela, il ressort que les habitants de cette région forment une seule population, composée d’une multitude peuples différents, présents un peu partout et étroitement mêlés. Chaque conflit actuel poursuit des batailles passées. Il est impossible de comprendre les événements actuels sans connaître les épisodes précédents.
Par exemple, les Libanais et les Syriens de la côte sont des Phéniciens. Ils ont dominé commercialement la Méditerranée antique et ont été dépassés par les gens de Tyr (Liban) qui ont créé la plus grande puissance de l’époque, Carthage (Tunisie). Celle-ci a été entièrement rasée par Rome (Italie), puis le général Hannibal Barca se réfugia à Tyr (Liban), et en Bithynie (Turquie). Même si l’on n’en a pas conscience, le conflit entre la gigantesque coalition autoproclamée des « Amis de la Syrie » et la Syrie poursuit la destruction de Carthage par Rome et le conflit des mêmes prétendus « Amis de la Syrie » contre sayyed Hassan Nasrallah, le chef de la Résistance libanaise, poursuit la traque d’Hannibal lors de la chute de Carthage. De fait, il est absurde de se borner à une lecture étatique des événements et d’ignorer les clivages trans-étatiques du passé.
Ou encore, en créant l’armée jihadiste Daesh, les États-Unis ont magnifié la révolte contre l’ordre colonial franco-britannique (Les accords Sykes-Picot). L’« État islamique en Iraq et au Levant » prétend ni plus, ni moins, que décoloniser la région. Avant de chercher à démêler la vérité de la propagande, il faut accepter de comprendre comment les événements sont ressentis émotionnellement par ceux qui les vivent.
Guerre perpétuelle
Depuis le début de l’Histoire, cette région est le théâtre de guerres et d’invasions, de civilisations sublimes, de massacres et encore de massacres dont presque tous les peuples de la région ont été victimes chacun à leur tour. Dans ce contexte, la première préoccupation de chaque groupe humain est de survivre. C’est pourquoi les seuls accords de paix qui peuvent durer doivent prendre en compte leurs conséquences pour les autres groupes humains.
Par exemple, il est impossible depuis soixante douze ans de trouver un accord entre les colons européens d’Israël et les Palestiniens parce qu’on néglige le prix qu’auraient à payer les autres acteurs de la région. La seule tentative de paix qui réunissait tous les protagonistes fut la conférence de Madrid convoquée par les USA (Bush père) et l’URSS (Gorbatchev), en 1991. Celle-ci aurait pu aboutir, mais la délégation israélienne s’accrochait encore au projet colonial britannique.
Les peuples de la région ont appris à se protéger de cette histoire conflictuelle en masquant leurs vrais chefs.
Par exemple, lorsque les Français ont exfiltré le « Premier ministre » syrien, Riad Hijab, en 2012, ils ont cru pouvoir s’appuyer sur un gros poisson pour renverser la République. Or, celui-ci n’était pas constitutionnellement le « Premier ministre », mais uniquement le « président du Conseil des ministres » syriens. Comme aux États-Unis le chef de cabinet de la Maison-Blanche, c’était juste un haut fonctionnaire secrétaire général du gouvernement, pas un politique. Sa défection fut sans conséquence. Aujourd’hui encore, les Occidentaux se demandent qui sont les hommes autour du président Bachar el-Assad.
Ce système, indispensable à la survie du pays, est incompatible avec un régime démocratique. Les grandes options politiques ne doivent pas être discutées en public. Aussi les États de la région s’affirment-t-ils soit comme des Républiques, soit comme des monarchies absolues. Le président ou l’émir incarne la Nation. En République, il est personnellement responsable devant le suffrage universel. Les grandes affiches du président Assad n’ont rien à voir avec le culte de la personnalité que l’on observe dans certains régimes autoritaires, elles illustrent sa charge.
Tout ce qui dure est lent
Les Occidentaux sont habitués à annoncer ce qu’ils vont faire. Au contraire, les Orientaux déclarent leurs objectifs, mais masquent la manière dont ils pensent y parvenir.
Modelés par les chaînes de télévision d’information en continu, les Occidentaux imaginent que toute action a un effet immédiat. Ils pensent que des guerres peuvent être déclarées du jour au lendemain et régler des situations. Au contraire, les Orientaux savent que les guerres se planifient au moins une décennie à l’avance et que les seuls changements durables sont des changements de mentalité qui demandent une ou plusieurs générations.
Ainsi, les « printemps arabes » de 2011 ne sont pas des éruptions de colère spontanée pour renverser des dictatures. C’est la mise en œuvre d’un plan soigneusement élaboré par le Foreign Office britannique en 2004, révélé à l’époque par un lanceur d’alerte, mais passé inaperçu. Ce plan qui fut imaginé sur le modèle de la « Grande révolte arabe » de 1916-18. Les arabes étaient persuadés qu’il s’agissait d’une initiative du chérif de La Mecque, Hussein ben Ali, contre l’occupation ottomane. C’était en réalité une machination britannique, mise en œuvre par Lawrence d’Arabie, pour s’emparer des puits de pétrole de la péninsule arabique et placer la secte des Wahhabites au pouvoir. Jamais les arabes n’y trouvèrent la liberté, mais le joug britannique après celui des ottomans. Identiquement, les « printemps arabes » ne visaient pas à libérer quiconque, mais à renverser des gouvernements pour placer les Frères musulmans (confrérie politique secrète organisée sur le modèle de la Grande Loge Unie d’Angleterre) au pouvoir dans toute la région.
La religion est à la fois le pire et le meilleur
La religion n’est pas uniquement une tentative de relier l’homme au transcendant, c’est aussi un marqueur identitaire. Les religions produisent donc à la fois des hommes exemplaires et structurent des sociétés.
Au Moyen-Orient, chaque groupe humain s’identifie avec une religion. Il existe une quantité invraisemblable de sectes dans cette région et créer une religion est souvent une décision politique.
Par exemple, les premiers disciples du Christ étaient des juifs à Jérusalem, mais les premiers chrétiens —c’est-à-dire les premiers disciple du Christ qui ne se considéraient pas comme juifs— étaient à Damas autour de saint Paul-de-Tarse. Identiquement, les premiers disciples de Mahomet étaient dans la péninsule arabique, ils étaient considérés comme des chrétiens ayant adopté un rite bédouin particulier. Mais les premiers disciples de Mahomet à se différencier des chrétiens et à se dire musulmans étaient à Damas autour des Omeyyades. Ou encore, les musulmans se divisèrent en chiites et sunnites selon qu’ils suivirent l’exemple de Mahomet ou son enseignement. Mais l’Iran ne devint chiite que lorsqu’un empereur safavide choisit de distinguer les Perses des Turcs en les convertissant à cette secte. Bien entendu, aujourd’hui chaque religion ignore cet aspect de son histoire.
Certains États actuels, comme le Liban et l’Iraq, sont fondés sur une répartition des postes selon des quotas attribués à chaque religion. Dans le pire des systèmes, le Liban, ces quotas ne s’appliquent pas seulement aux principales fonctions de l’État, mais à tous les niveaux de la fonction publique jusqu’au fonctionnaire au plus bas de l’échelle. Les chefs religieux sont plus importants que les chefs politiques. Par voie de conséquence, chaque communauté se place sous la protection d’une puissance étrangère, les chiites avec l’Iran, les sunnites avec l’Arabie saoudite (et peut-être prochainement avec la Turquie), les chrétiens avec des puissances occidentales. De fait, chacun tente de se protéger des autres comme il le peut.
D’autres États comme la Syrie sont fondés sur l’idée que seule l’union de toutes les communautés permet de défendre la Nation quel que soit l’agresseur et ses liens avec l’une ou l’autre des communautés. La religion est une affaire privée. Chacun est responsable de la sécurité de tous.
La population du Moyen-Orient est divisée entre laïques et religieux. Mais les mots ont ici un sens particulier. Il ne s’agit pas de croire ou non en Dieu, mais de placer le domaine religieux dans la vie publique ou dans la vie privée. De manière générale, il est plus facile aux chrétiens qu’aux juifs et aux musulmans d’envisager que la religion soit privée, car Jésus n’était pas un chef politique tandis que Moïse et Mahomet l’étaient.
Mêlant perception de Dieu et identité de groupe, les religions peuvent provoquer des réactions irrationnelles et extrêmement violentes comme l’islam politique l’a abondamment montré.
L’« État islamique » (Daesh) n’est pas un fantasme de cinglés, mais s’inscrit dans une conception politique de la religion. Ses membres sont majoritairement des gens normaux, habités de la volonté de bien faire. C’est une erreur que de les diaboliser ou de les considérer comme embrigadés dans une secte. Il convient plutôt de se demander ce qui les aveugle face à la réalité et les rend insensibles à leurs crimes.
Conclusion
Avant de poser un jugement sur tel ou tel acteur régional, il faut connaître son histoire et ses traumatismes pour pouvoir comprendre ses réactions à un événement. Avant de juger la qualité d’un plan de paix, il convient de se demander non pas s’il bénéficie à tous ceux qui l’ont signé, mais s’il ne portera pas tort aux autres acteurs régionaux.