Si un organisme peut se vanter de rassembler des avis unanimes sur son sérieux et son professionnalisme, c’est bien l'institut statistique américain Pew Research Center. Sa réputation lui vaut d’être intouchable. Le groupe se définit comme non partisan, sans agenda politique ni accointance avec la droite américaine.
L’enquête comporte cependant plusieurs biais qui ne sont décelables qu’en lisant attentivement la méthodologie. Elle est certes bien incluse à la fin du rapport, mais bien peu lisent les annexes. Et sûrement pas les journaux de droite, qui se sont emparés des chiffres pour alimenter leurs pronostics alarmistes sur la présence musulmane, dont ils annoncent le doublement.
Pourtant, les démographes s’accordent à dire que ces projections n’ont aucune chance de se réaliser. Rappelons que le Pew Research Center a établi ses projections à partir de données précédemment collectées par d’autres instituts. Cette forteresse des estimations essuie peu de critiques et utilise sa prétendue infaillibilité comme argument d’autorité.
Petite contradiction en cinq points de son rapport, comme lui-même a l’habitude de présenter ses travaux.
1. Le chiffre des musulmans en 2016 surestimé
La première carte donnée dans le rapport concerne les pourcentages de musulmans en Europe en 2016.
Il ne s’agit pas de chiffres récents, mais d’une projection établie à partir de travaux anciens. Les données pour la France proviennent d’une enquête de 2008 nommée Territoires et Origines (TeO), effectuée par l’Ined (Institut national d’études démographiques) et l’Insee.
Le chiffre des musulmans dans l’Hexagone était à l’époque estimé à 4,1 millions. À partir de cette donnée, le Pew évalue cette population à 5,7 millions en 2016.
Patrick Simon, l’un des démographes de l’enquête TeO, considère cette augmentation comme improbable: «C’est beaucoup, un accroissement de 1,6 million en huit ans! Ce chiffre est surestimé dès le départ.»
2. Une définition problématique du terme «musulman»
La classification du Pew Research Center considère l’appartenance religieuse sans tenir compte de la croyance de ceux qu’il nomme «musulmans».
Certes le mot n’a pas la même signification outre-Atlantique, comme le signale le sociologue Samir Amghar: «Il faut rappeler que l’enquête du Pew est américaine. Là-bas, chacun se doit d’appartenir à une religion. Le Pew raisonne en termes d’appartenance et non de pratique rituelle.»
Le démographe Hervé Le Bras explique:
«Les enquêteurs du Pew ont été emportés par leur idéologie. Aux États-Unis, quand ils parlent de musulmans, ils veulent dire originaires d’un pays musulman. Mais même là, ça ne marche pas: en prenant le nombre d’immigrés venant de pays musulmans, on n’atteint pas le chiffre de 5,7 millions évalué par le Pew.»
Bernard Godard, ancien responsable du bureau des Cultes au ministère de l’Intérieur, pointe également un problème de définition initiale: «C’est fait à l’américaine. Cela nourrit le fantasme de l’islam comme étant le marqueur ethnique des personnes. Ils ne prennent pas en compte leur foi.»
Hervé Le Bras a une autre manière d’évaluer le nombre des musulmans:
«Prenons l’estimation du Pew de 5,7 millions de musulmans aujourd’hui en France. Ce chiffre rapporté aux deux mille lieux de culte musulmans donnerait 2.500 musulmans par salle de prière, ce qui est impossible. Ceux qui se déclarent musulmans représentent 3% de la population française et seul un tiers de ces 3% (32%) va à la mosquée et pratique, selon les données de l'enquête «Les Français et la religion» de la TNS Sofres, publiée en 2007. C’est ainsi qu’on peut estimer le nombre de musulmans pratiquants à 500.000.»
Une estimation que réfute Bernard Godard: «On ne peut limiter la pratique de l’islam à la seule fréquentation de la mosquée. Il faut également tenir compte de marqueurs plus significatifs, comme la pratique du Ramadan et la consommation halal par exemple. Aucune enquête à ce jour n’établit de règles claires de l’appartenance à l’islam en France.»
C’est aussi ce que regrette le sociologue et philosophe Raphaël Liogier: «Sur l’islam en France, il existe un flou extrêmement fort. Il s’agit de faire des statistiques objectives à partir de données subjectives: l’appartenance religieuse. Pour l’appartenance à l’islam, c’est doublement subjectif, elle dépend du regard sur soi-même et du regard des autres. Il existe d’emblée un biais très fort.»
3. Un taux de fécondité sans ajustement
Le Pew calcule le taux de fécondité des nouveaux migrants en fonction de celui de leur pays d’origine. Raphaël Liogier remarque aussitôt:
«Les analystes du Pew réalisent des prospections sur des personnes qui arrivent dans un état de précarité, sans tenir compte de la baisse de la fécondité qui est pourtant une régularité sociologique. Elle finit toujours par chuter, on n’a pas observé d’exception. C’est directement en lien avec l’éducation des femmes. Garder un taux constant, c’est faire comme si le comportement des musulmans ne changeait jamais, quel que soit le contexte économique. Croire que ce taux ne varie pas pour eux, c’est faire une essentialisation ethno-culturelle.»
Michaël Privot, directeur de l’association Enar (European Network Against Racism) à Bruxelles, ajoute: «Le rapport du Pew envisage le même taux de natalité sur quatre générations: c’est extrêmement long. Or l’alignement avec la population du pays se fait sur une génération. Le Pew ne tient pas compte de ces ajustements et donne des chiffres très forts. En Syrie comme dans d’autres pays du Proche-Orient, la transition du taux de fécondité a déjà été effectuée, avec des niveaux très proches des niveaux européens.»
4. Les sorties de la religion et les mariages mixtes non pris en compte
Autre fait remarquable: le rapport sous-estime le phénomène de sécularisation des personnes de religion musulmane. Pour Michaël Privot, «le Pew évalue la sortie de la religion à 10%. C’est une hypothèse assez basse car des études, comme celle menée par le ministère de l’Intérieur allemand, montrent qu’un quart de la deuxième génération ne s’identifie plus comme musulman. Elle date de 2009, mais on peut encore l’utiliser, comme le fait le sociologue belge Jan Hertogen, pour tempérer les chiffres uniquement liés à la nationalité des parents ou des grands-parents.»
Patrick Simon de l’Ined ajoute: «Ils ne tiennent pas compte des 50% de sortie de l’islam dans les mariages mixtes, qui représentent 19% dans la deuxième génération (1). Beaucoup de paramètres ne sont pas maîtrisés. Le Pew Research Center semble avoir mal calculé les chiffres.»
Raphaël Liogier explique que «dans les pays musulmans, il existe une contrainte à être musulman ou à le paraître. Mais libérés de cette contrainte, un fort pourcentage sort de l’islam.»
«Sur les 53,8% de Français qui se disent catholiques, seuls 7% vont à la messe tous les dimanches, note Bernard Godard. Or ce qui est valable chez les catholiques l’est également pour les musulmans, qui connaissent aussi un abandon de la religion. Certains revendiquent même leur athéisme. Houssame Bentabet termine à ce sujet une thèse de doctorat de sociologie intitulée L’abandon de l’Islam. De l’irréligiosité au reniement de la foi chez les musulmans de France. Dans notre pays, l’appartenance religieuse est très flottante et elle peut vite changer.» Raphaël Liogier surenchérit: «Le Pew a du mal à échapper à ses fantasmes; ils sont immergés dans l’idée d’un accroissement des musulmans. Ils veulent apparaître comme plus rigoureux pour être plus crédibles et ne pas être critiqués. Mais pour cela, ils escamotent deux variables essentielles: la baisse de la fécondité et la perte de la religiosité.»
5. Une projection sur 35 ans irréaliste
Patrick Simon rappelle que «la plupart des projections ne se réalisent pas. Les phénomènes sur lesquels sont basés les calculs ne seront peut-être pas les mêmes dans dix ans. Les projections peuvent être assimilées à un pari, une espèce de jeu, c’est juste pour donner une idée.»
Hervé Le Bras est quant à lui plus critique: «Cela ne sert à rien de faire des projections, sauf à se faire peur. Seule une projection sur une dizaine d’années peut être utile. Mais des projections sur 35 ans, ça ne sert à rien.» Un point de vue qu’approuve Raphaël Liogier, pour qui «nous sommes dans une société tellement angoissée qu’on ne fait que projeter nos peurs dans ce genre d’étude.» Tous rappellent que les projections ne sont pas scientifiques car personne ne peut prédire l’avenir.
Pourquoi alors ce genre de rapport? Selon Hervé Le Bras, «ça flatte l’opinion dans le sens du poil. Le Pew va dans le sens de ce que pensent les Américains: les Européens sont menacés par l’islam.»
Le problème vient de la manière dont la presse exploite ce genre de rapport, notamment la presse de droite qui propose ces données sans précaution d’usage, laissant croire à leur infaillibilité du fait même de l’autorité conférée par la réputation du Pew.
Un point sur lequel met en garde Hervé Le Bras: «Ce n’est pas parce que le Pew a une bonne réputation qu’il a toujours raison. L’argument d’autorité n’a aucun sens scientifiquement.» Raphaël Liogier complète: «Le Pew a mal mesuré la capacité de récupération des chiffres. Ce n’est pas les chiffres qui sont dangereux, c’est leur interprétation qui est problématique.»
Michaël Privot se veut néanmoins plus optimiste: «Certes, le problème de la récupération de ces données par une certaine presse existe. Mais nous les antiracistes, on va plutôt les utiliser pour objectiver. Cela nous permet de ramener un peu de bon sens. Car leur vision la plus “catastrophiste” –14% de musulmans en Europe en 2050– est plutôt rassurante. On est très loin du “grand remplacement” que nous prédisent les identitaires les plus alarmistes.»
1 — Trajectoires et origines : Enquête sur la diversité des populations en France, de Cris Beauchemin, Christelle Hamel, Patrick Simon, chapitre 19: «La religiosité des immigrés et de leurs descendants», p.564 et p.578. La non-transmission de la religion aux enfants concerne 62% des catholiques et 51% des musulmans en cas de mariage mixte.