Interrompant sa série d’articles sur la guerre en Ukraine, Thierry Meyssan livre quelques réflexions sur l’évolution de la dimension humaine de la guerre. La fin du capitalisme industriel et la globalisation des échanges ne transforment pas seulement nos sociétés et nos manières de penser, mais la signification de toutes nos activités, dont les guerres.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a 77 ans, les Européens (sauf les ex-Yougoslaves) connaissent la paix sur leur sol. Ils ont oublié ce lointain souvenir et découvrent la guerre avec horreur en Ukraine. Les Africains des Grands lacs, les ex-Yougoslaves et les musulmans d’Afghanistan à la Libye en passant par la corne de l’Afrique, les observent avec dégoût : durant de longues décennies, les Européens ont ignoré leurs souffrances et les accusaient d’être responsables des malheurs qu’ils subissaient.
La guerre d’Ukraine a débuté avec le nazisme selon les uns, il y a huit ans selon d’autres, mais elle n’a que deux mois dans la conscience des Occidentaux. Ils constatent une partie des souffrances qu’elle cause, mais n’en perçoivent pas encore toutes les dimensions. Surtout, ils l’interprètent à tort en fonction de l’expérience de leurs arrières grands-parents et pas ce qu’ils vivent.
LES GUERRES NE SONT QUE DES SUCCESSIONS DE CRIMES
Dès qu’elle s’enclenche, la guerre interdit les nuances. Elle somme chacun de se positionner dans un des deux camps. Ceux qui n’obtempèrent pas sont immédiatement broyés par les deux mâchoires de la bête.
L’interdiction des nuances contraint chacun à réécrire les événements. Il n’y a plus que des « bons », nous, et des « méchants », ceux d’en face. La propagande de guerre est tellement puissante qu’au bout d’un moment, plus personne ne distingue les faits de la manière dont ils sont décrits. Nous sommes tous plongés dans le noir et nul ne sait plus comment allumer la lumière.
La guerre fait souffrir et tue sans distinction. Peu importe à quel camp on appartient. Peu importe que l’on soit coupable ou innocent. On souffre et meurt non seulement des coups de ceux d’en face, mais aussi collatéralement de ceux de son propre camp. La guerre, ce n’est pas seulement la souffrance et la mort, mais aussi l’injustice, beaucoup plus difficile à supporter.
Aucune des règles des nations civilisées ne subsiste. Beaucoup cèdent à la folie et ne se comportent plus comme des humains. Il n’y a plus d’autorité pour placer chacun en face des conséquences de ses actes. On ne peut plus compter sur la plupart des gens. L’homme est devenu un loup pour l’homme.
Il se passe alors quelque chose de fascinant. Si des gens se transforment en bêtes cruelles, d’autres deviennent lumineux et leur regard nous éclaire.
J’ai passé une décennie sur les champs de bataille sans jamais rentrer chez moi. Si je fuis aujourd’hui la souffrance et la mort, je reste irrésistiblement attiré par ces regards. C’est pourquoi je déteste la guerre et pourtant, elle me manque. Car dans cet enchevêtrement d’horreurs luit toujours une forme sublime d’humanité.
LES GUERRES DU XXIÈME SIÈCLE
Je voudrais maintenant vous présenter quelques réflexions qui ne vous engagent pas dans tel ou tel conflit, et encore moins pour tel ou tel camp. Je vais juste soulever un voile et vous inviter à regarder ce qu’il cachait. Ce que je vais évoquer va peut-être vous choquer, mais nous ne pourrons trouver la paix qu’en acceptant la réalité.
Les guerres évoluent. Je ne parle pas ici des armes et des stratégies militaires, mais des raisons des conflits, de leur dimension humaine. De même que le passage du capitalisme industriel à la globalisation financière transforme nos sociétés et pulvérise les principes qui les organisaient, de même cette évolution change les guerres. Le problème c’est que nous sommes déjà incapables d’adapter nos sociétés à ce changement structurel et donc encore moins capables de penser l’évolution de la guerre.
La guerre cherche toujours à résoudre les problèmes que la politique a échoué à régler. Elle ne survient pas quand on y est prêt, mais quand on a éliminé toutes les autres solutions.
C’est très exactement ce qui se passe aujourd’hui. Les Straussiens états-uniens ont inexorablement acculé la Russie en Ukraine ne lui laissant pas d’autre option que d’entrer en guerre. Si les Alliés s’entêtent à la pousser dans ses retranchements, ils provoqueront une Guerre Mondiale.
Les périodes entre deux époques, lorsqu’il faut repenser les rapports humains, sont propices à ce genre de catastrophes. Certains continuent à raisonner selon des principes qui prouvèrent leur efficacité, mais ne sont plus adaptés au monde. Ils avancent pourtant et peuvent provoquer des guerres sans le vouloir.
Si, en temps de paix, on distingue les civils des militaires, cette manière de raisonner n’a plus de sens durant les guerres modernes. Les démocraties ont balayé l’organisation des sociétés en castes ou en ordres. Chacun peut devenir un combattant. Les levées en masse et les guerres totales ont brouillé les cartes. Désormais ce sont les civils qui commandent les militaires. Ils ne sont plus d’innocentes victimes, mais sont devenus les premiers responsables du malheur général dont les militaires ne sont que les exécutants.
Au Moyen-Âge occidental, la guerre était l’affaire des nobles et d’eux seuls. En aucun cas les populations n’y participaient. L’Église catholique avait édicté des lois de la guerre afin de limiter l’impact des conflits sur les civils. Tout cela ne correspond plus à ce que nous vivons et ne repose plus sur rien.
L’égalité homme-femme a elle aussi renversé les paradigmes. Non seulement désormais des soldats sont des femmes, mais elles peuvent être des commandants civils aussi. Le fanatisme n’est plus l’exclusivité d’un sexe réputé fort. Certaines femmes s’avèrent plus dangereuses et cruelles que certains hommes.
Nous ne sommes pas conscients de ces changements. En tous cas nous n’en tirons aucune conclusion. Il s’en suit des positions bizarres comme le refus des Occidentaux de rapatrier les familles des jihadistes qu’ils ont laissé partir sur les champs de bataille et de les juger. Chacun sait que beaucoup de ces femmes sont bien plus fanatisées que ne l’étaient leurs époux. Chacun sait qu’elles représentent un danger bien plus grand. Mais personne ne le dit. On préfère payer des mercenaires kurdes pour les garder avec leurs enfants dans des camps, le plus loin possible.
Seuls les Russes ont rapatrié les enfants, pourtant déjà contaminés par cette idéologie. Ils les ont confiés à leurs grands-parents en espérant que ceux-ci parviendraient à les aimer et à les soigner.
Depuis deux mois, nous accueillons des civils ukrainiens qui fuient les combats. Ce ne sont que des femmes et des enfants qui souffrent. Nous ne prenons donc pas de précautions. Pourtant un tiers de ces enfants ont été formés dans les camps de vacances des bandéristes. Ils y ont appris le maniement des armes et l’admiration du criminel contre l’humanité Stepan Bandera.
Les Conventions de Genève ne sont qu’un vestige du moment où nous raisonnions en humains. Elles ne collent à aucune réalité. Ceux qui les appliquent ne le font pas parce qu’ils s’y croient obligés, mais parce qu’ils espèrent ainsi rester humains et ne pas sombrer dans un océan de crimes. La notion de « crime de guerre » n’a aucun sens puisque le but de la guerre est de commettre des successions de crimes pour emporter la victoire que l’on n’a pas pu obtenir par des moyens civilisés et qu’en démocratie, chaque électeur est responsable.
Jadis, l’Église catholique avait interdit les stratégies dirigées contre les civils, comme le siège des villes sous peine d’excommunication. Outre qu’aujourd’hui il n’y a plus d’autorité morale pour faire respecter de règles, personne n’est choqué par les « sanctions économiques » touchant des peuples entiers, jusqu’à provoquer des famines meurtrières comme ce fut le cas contre la Corée du Nord.
Vu le temps dont nous avons besoin pour tirer les conclusions de ce que nous faisons, nous continuons à considérer certaines armes comme interdites tout en les utilisant nous-mêmes. Par exemple, le président Barack Obama avait expliqué que l’usage des armes chimiques ou biologiques est une ligne rouge à ne pas franchir, mais son vice-président Joe Biden a installé un vaste système de recherche en la matière en Ukraine. Les seuls à s’interdire à eux-mêmes toute arme de destruction massive sont les Iraniens depuis que l’imam Ruhollah Khomeini les a moralement condamnées. Précisément, ce sont eux, qui ne font rien de la sorte, que nous accusons de vouloir fabriquer une bombe atomique.
Par le passé, on déclarait des guerres pour s’emparer de territoires. À la fin, on signait un Traité de paix pour modifier le cadastre. À l’heure des réseaux sociaux, l’enjeu est moins territorial et plus idéologique. La guerre ne peut se terminer que par le discrédit s’abattant sur une manière de penser. Bien que des territoires aient changé de mains, certaines guerre récentes ont donné lieu à des armistices, mais aucune à un Traité de paix et à des réparations.
Nous voyons bien que, malgré le discours dominant en Occident, la guerre d’Ukraine n’est pas territoriale, mais idéologique. D’ailleurs le président Volodymyr Zelensky est le premier chef de guerre de l’histoire à s’exprimer plusieurs fois par jour. Il passe beaucoup plus de temps à parler qu’à commander son armée. Il rédige ses interventions autour de références historiques. Nous réagissons aux souvenirs qu’il évoque et ignorons ce que nous ne comprenons pas. Aux Anglais, il parle comme Winston Churchill, ils l’applaudissent ; aux Français, il rappelle Charles De Gaulle, ils l’applaudissent ; etc… À tous, il conclut « Gloire à l’Ukraine ! », ils ne comprennent pas l’allusion qu’ils trouvent jolie.
Ceux qui connaissent l’histoire de l’Ukraine reconnaissent le cri de guerre des bandéristes. Celui qu’ils hurlaient en massacrant 1,6 million de leurs concitoyens dont au moins 1 million de juifs. Mais comment un Ukrainien pourrait-il appeler à massacre d’autres Ukrainiens et un juif à massacrer des juifs ?
Notre innocence nous rend sourds et aveugles.
La guerre ne se limite plus au champ de bataille. Il devient indispensable de conquérir les spectateurs. Durant la guerre d’Afghanistan, le président états-unien George W. Bush et le Premier ministre britannique, Tony Blair, ont envisagé de détruire la chaîne de télévision par satellite, Al-Jazeera. Elle n’avait aucun impact sur les belligérants, mais donnait à penser aux spectateurs du monde arabe.
Notez bien qu’après la guerre de 2003 en Iraq, des chercheurs français ont imaginé que la guerre militaire se muerait peut-être en guerre cognitive. Si la faribole des armes de destruction massives de Saddam Hussein n’a tenu que quelques mois, la manière dont les États-Unis et le Royaume-Uni étaient parvenus à la faire admettre par tous était parfaite. En définitive, l’Otan a fini par ajouter à ses cinq domaines d’intervention habituels (air, terre, mer, espace et cybernétique), un sixième : le cerveau humain. Si l’Alliance évite actuellement de s’affronter à la Russie dans les quatre premiers, elle est déjà en guerre dans les deux derniers domaines.
Au fur et à mesure que les domaines d’intervention s’élargissent, la notion de belligérant s’efface. Ce ne sont plus des hommes qui s’affrontent, mais des systèmes de pensée. La guerre se globalise donc. Durant la guerre de Syrie, plus d’une soixantaine d’État n’ayant aucun rapport avec ce conflit y envoyèrent des armes et aujourd’hui, une vingtaine d’État en envoient en Ukraine. Comme nous ne comprenons pas les événements en direct, mais les interprétons au regard du monde ancien, nous avons cru que les armes occidentales étaient utilisées par l’opposition démocratique syrienne alors qu’elles allaient aux jihadistes et nous sommes persuadés qu’elles vont à l’armée ukrainienne et pas aux bandéristes.
L’enfer est pavé de bonnes intentions.