Syrie : Pourquoi tuer les Druzes?

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Syrie : Pourquoi tuer les Druzes?

Les Druzes syriens vivent, essentiellement, dans le Sud de la Syrie, à Soueïda, Quneitra, le Rif de Damas, le Golan occupé, et au Nord-Ouest du pays, dans la province d’Idleb, où ils sont, particulièrement, présents, dans 18 villages de la région de Jabal al-Sumac/ Harem. Les Druzes libanais vivent, principalement, dans les montagnes du Chouf. Début mars 2014, nous résumions la situation des Druzes de Jabal al-Sumac, sous le joug des Takfiristes, dans un article, intitulé : «Syrie : Dhimmitude des Druzes, en vue d’une partition illusoire ?» [1], la ville d’Idleb n’étant pas, encore, tombée aux mains d’Al-Nosra [Branche d’Al-Qaïda, spécialement, conçue, pour agresser la Syrie]. Le lecteur pourra constater que ce qui n’était que supputations est devenu réalité : Idleb est tombée, le 28 mars 2015 ; selon les sources, 24 à 40 des ses citoyens druzes ont été, sauvagement, massacrés par Al-Nosra, ce 10 juin, [2] alors que son Chef, Al-Joulani, avait garanti leur sécurité, lors de son fameux entretien, sur Al-Jazeera, dans une stratégie de normalisation de son organisation, en tant qu’alternative crédible à Daesh ; et, désormais, Soueïda serait menacée du même sort. Stupeur et indignation des «blanchisseurs d’Al-Nosra», dont le leader druze libanais, Walid Joumblatt, qui a qualifié la tuerie d’«incident isolé» [3], après avoir refusé d’en «parler», comme d’une organisation terroriste, sur la chaîne libanaise, LBC [4]. Depuis, Al-Nosra affirme que des «éléments isolés» de son organisation ont participé à ce massacre, sans l’aval de leurs dirigeants, et seront sanctionnés [5], tandis que les autorités israéliennes élaborent des plans, pour créer une zone tampon, dite «humanitaire» , à travers la frontière syrienne, [6] destinée à recevoir les réfugiés druzes en danger… [NdT]. Personne ne peut croire que le massacre des Druzes, à Idleb, est un «incident isolé», comme le prétend Walid Joumblatt. Les événements et les rencontres, sous le manteau, qui se sont succédé, ces derniers jours, suggèrent qu’il s’agit plutôt d’un message adressé aux cheikhs et aux notables de Soueïda, c’est-à-dire, les Druzes de Djebel el-Arab, leur disant : «Si vous restez neutres et exigez le retrait de l’Armée arabe syrienne, nous vous garantissons que Daesh, et, en tout cas, Al-Nosra, vous épargneront». Une garantie couverte, aussi bien, par M. Walid Joumblatt, que par Israël, qui oublient que les Druzes syriens sont, historiquement, des défenseurs patriotes, et non des collaborateurs de l’étranger. Les Israéliens ont beaucoup joué sur les minorités de la région. Depuis 1948, ils sont habités par la conviction que la légitimité historique de leur entité est liée à la naissance, autour d’eux, d’autres entités ethniques, confessionnelles et sectaires, semblables à la leur. Un rêve, qu’ils ont essayé de concrétiser, à maintes reprises, comme le prouve la correspondance de Moshe Sharett avec des dirigeants libanais chrétiens, tels le Président Camille Chamoun et le Cheikh Pierre Gemayel, et, aussi, avec les dirigeants kurdes, dans le Nord de l’Irak. D’ailleurs, le Président de la région autonome du Kurdistan, Massoud Barzani, a, souvent, souligné les liens étroits de son père, Mustapha Barzani, le Chef historique du mouvement national kurde, en Irak, avec Israël. À ce sujet, il suffira de rappeler que quand Massoud Barzani a annoncé l’organisation d’un référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien, il n’a trouvé que Netanyahu, pour le soutenir. Cependant, les efforts des dirigeants israéliens se sont concentrés, sans relâche, sur le projet de création d’un État druze, comme l’attestent les documents et plans «top secret», publiés dans l’ouvrage de l’historien israélien, Shimon Avivi, paru, il y a quelques années. Dans sa dernière version, cet «État tampon» serait à cheval sur le Liban et la Syrie, et s’étendrait du Mont Liban, [Chouf et Alay] vers la Bekaa Ouest, puis, le Golan et le Jebel el-Druzes, en Syrie, [Montagne des Druzes, encore, appelée Djébel el-Arab]. Pour les Israéliens, si ce projet réussit, il sécuriserait une partie importante du front libanais, et presque tout le front syrien, en plus de régler la question des Arabes de 1948. Selon Shimon Avivi, c’est dès la guerre de 1948 que le Bureau du ministère israélien des Affaires étrangères du Moyen-Orient avait suggéré d’établir une «Région autonome druze», en Galilée, en travaillant les chefs de cette communauté, dans le but de déstabiliser les régimes arabes voisins et d’alléger la pression militaire sur Tsahal. Le projet fut, finalement, rejeté par le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Moshe Sharett, et par le Premier ministre David Ben-Gourion, pour coûts exhaustifs. Mais c’est de là qu’est venue l’idée du statut militaire spécial des Druzes de Galilée. Le projet d’un «État druze» n’a été avancé, qu’après la guerre de 1967, par Yigal Allon, [ministre de l’Intégration des immigrés et vice-Premier ministre], qui en a convaincu Levy Echkol, [troisième Premier ministre d’Israël de 1963, jusqu’à sa mort, en 1969]. Ainsi, Shimon Avivi publie un document adressé par Allon à Eshkol, en Août 1967, concernant une proposition visant à établir un Etat tampon druze entre Israël et la Syrie. Il écrit : «À l’exception de brèves périodes, des tensions existent entre les chefs druzes et Damas. Récemment, ces tensions ont atteint un nouveau sommet, en rapport avec leurs particularités culturelles, démographiques et géographiques. Ils peuvent se rebeller contre Damas, afin d’établir leur propre Etat souverain». Il a même précisé les contours de cet Etat, qui devait aller du Djebel au plateau du Golan, en Galilée, puis, vers des parties de terres situées au Sud du Litani, au Liban ; ajoutant qu’il fallait lui accorder une assistance militaire, financière et politique, contre sa reconnaissance de l’existence et de la légitimité de l’État d’Israël. Trois jours après, Levi Eshkol lui répondait que cette question avait été prise en considération et qu’elle allait, aussitôt, être soumise aux officiers de l’armée israélienne, ainsi qu’à certains chefs druzes locaux, restés au Golan occupé, depuis la guerre de 1967. Mais la chance a voulu qu’un Syrien druze patriote se mette au travers de ce projet : le Cheikh Kamal kanj, du village de Majdal Shams, sur les hauteurs du Golan. Sollicité, pour concrétiser le projet, il fit croire aux officiers du Renseignement israélien, qu’il devait consulter les dignitaires druzes libanais, et en profita, pour passer le message au Président égyptien, Jamal Abdel-Nassar, au ministre syrien de la Défense de l’époque, Hafez al-Assad, et à Kamal joumblatt, [père de Walid Joumblatt, et fondateur du Parti socialiste progressiste ou PSP]… Il a été condamné, pour espionnage à la prison à vie… [7]. Parallèlement, les États-Unis étudiaient plusieurs projets géopolitiques et la révision des frontières dessinées par Sykes-Picot, au début du siècle dernier, dont celui de l’historien, Bernard Lewis, [8] fondé sur la transformation du «monde musulman», par la création de 30 entités politiques nouvelles, sur des bases ethniques et confessionnelles, avec, déjà, la fragmentation de l’Irak en trois mini-Etats, chiite, sunnite et kurde. Ce projet a été analysé en profondeur, lors d’une réunion de l’OTAN, à Francfort, en 2010, en présence d’une sorte de «Comité des sages», présidé par Madeleine Albright. Il s’agissait, entre autres, de s’entendre sur la façon de gérer ce Moyen-Orient, dont les frontières actuelles, selon Lewis, ne répondaient pas à leurs intérêts, du fait de l’émergence d’États nationaux résistant à leur hégémonie, comme l’Irak, par le passé, et comme la Syrie et l’Algérie, actuellement. Alors, en avant les partitions, et tant pis, pour les dégâts, en matière de tragédies humaines et de déplacement des populations. Henry Kissinger, membre de ce comité, avait objecté que ce plan reviendrait à la création de plusieurs micro-États chiites et alaouites, sur la côte méditerranéenne et sur la côte du golfe Persique, tous, dépendant de l’Iran ; ce qui était, franchement, contraire au but recherché. En effet, la création d’un Etat kurde, au Nord de l’Irak, et d’un Etat alaouite, sur la côte syrienne, mènerait à la partition de la Turquie, étant donné qu’elle compte, environ, 17 millions de Kurdes, qui réclameront leur Etat, à l’Est de son territoire, et presque autant d’Alaouites, qui réclameront le leur, au Sud-Ouest. De même, la création d’un Etat chiite, au Sud de l’Irak, mènerait à la partition de l’Arabie saoudite avec des micro-Etats chiites, sur la côte Est du golfe Persique. Résultat : la côte méditerranéenne, du Sud du Liban, jusqu’à la Turquie, et les zones pétrolifères, à l’Est et à l’Ouest du golfe Persique, se retrouveraient, au sein d’une alliance, dirigée par l’Iran. Le plan de Lewis est rejeté. En revanche, Kissinger a proposé une nouvelle théorie, qui consiste à jouer sur les cordes démographiques et les tensions confessionnelles, pour disloquer les sociétés locales et affaiblir les États, sans, pour autant, aller jusqu’aux partitions. Une théorie, que je résumerai en l’application d’une triade : Noyaux forts / États faibles / Frontières perméables. En pratique, cela revient à déstabiliser l’unité et la cohésion des États nationaux de la région, et de leurs frontières communes, en poussant à ce que les structures de ces États restent debout, mais vidées de leur pouvoir, au profit d’«autorités de fait accompli», s’appuyant sur des noyaux confessionnels forts et sectaires. Ce n’est qu’une fois que ces autorités de fait accompli se seront installées, dans la durée, que l’on pourra vérifier les cartes des partitions envisagées, les réchauffer ou les mettre au placard. C’est, sans doute, une expérience tirée de la guerre civile libanaise, où le vrai pouvoir était aux mains des milices armées, et c’est ce que l’on observe, en Irak ,[État faible], avec le Kurdistan, [noyau fort], et Daesh, [frontières perméables]. À mon avis, c’est, aussi, cette théorie, qui est, aujourd’hui, appliquée par les Israéliens, dans le cas des Druzes et de Soueïda, faute d’avoir réussi à établir leur «ceinture de sécurité», devant la défense commune de l’Armée arabe syrienne et du Hezbollah, face à Daesh et Al-Nosra. Et c’est ce qui explique que Walid Joumblatt, Saad Hariri, l’Arabie saoudite et la France s’évertuent à blanchir Al-Nosra. En effet, les Israéliens n’ont pas les moyens politiques, militaires et stratégiques, pour mettre à exécution leur plan de création d’un État druze. En revanche, ils ont une grande influence ; d’une part, sur Al-Nosra, qui constitue la force armée contre l’État syrien, sur les deux fronts du Golan et de la Jordanie ; d’autre part, sur des dirigeants druzes, ouvertement, hostiles à la Syrie, avec, à leur tête, le Chef du Parti socialiste progressiste, [PSP], M. Walid Joumblatt. Par conséquent, si les Druzes de Soueïda se désolidarisaient de l’État syrien, cela créerait un vide, rapidement, comblé par Al-Nosra. Automatiquement, la région druze et les régions voisines du Liban et de la Syrie, déjà, envahies par Al-Nosra, seraient sous le parapluie de la sécurité israélienne. Avec le temps, on arriverait à une situation de fait accompli où «le noyau fort» serait cette entité mixte de Druzes et de Sunnites, à cheval sur la Syrie et le Liban, et même, sur la Palestine, puisque, dans certains territoires occupés depuis 1948, coexistent des Druzes et des mouvements islamistes acquis aux idées d’Al-Qaïda. Tel est le projet en cours d’application, dans le Sud de la Syrie. Le message du massacre des Druzes sera, probablement, suivi d’autres messages du même ordre. Il est plus que temps que tous les civils se mobilisent contre le fléau Daesh/Al-Nosra, car les noyaux forts ont, pour seule mission, d'appeler à la neutraliser.

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