Russie-Qatar, le chat et la souris ?

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Russie-Qatar, le chat et la souris ?

Dernièrement, ne pas remarquer que les monarchies du Golfe Persique ont commencé à envoyer bien trop souvent leurs émissaires à Moscou et à Sotchi, a été impossible.

Cette remarque est particulièrement vraie lorsqu’on observe de près les agissements de l’Arabie Saoudite et du Qatar, les deux uniques États wahhabites du monde qui prêchent une forme dénaturée de l’Islam datant du 17ème siècle. En net contraste avec les années antérieures, époque où la Russie connaissait le rôle joué par ces deux États frères dans l’entretien des conflits au Nord Caucase, et aussi dans les fameuses « révolutions colorées » au sein d’États arabes alors bien disposés à l’égard de Moscou, il semble à présent que, lors d’une tentative de recherche de coopération à différents niveaux avec ces États frères, la Russie a réussi à se faire duper, et cela même en dépit du fait que les quatre réunions organisées entre la Russie et le Conseil de Coopération du Golfe Arabique (GCC) n’ont conduit à la signature d’aucun accord réel.

En réalité, Moscou réalise que Riyad et Doha font tous les efforts possibles pour empêcher la Russie de parvenir à un règlement politique en Syrie. Ces États ne soutiennent pas simplement les groupes les plus radicaux en Syrie, ils sont profondément impliqués au Yémen, en Libye et en Irak. Et si l’on peut trouver une excuse aux réunions régulières entre autorités russes et saoudiennes, indispensables pour parvenir à un accord sur le prix de l’or noir, les contacts avec le Qatar sont d’une nature très différente.

Depuis maintenant plus de dix ans, le Qatar assume dans le monde arabe des politiques anti-russes agressives. En outre, le niveau des échanges économiques bilatéraux entretenu par la Russie avec ce minuscule État, qui n’est pour l’essentiel rien d’autre qu’un appendice d’ExxonMobil, est totalement négligeable. Le Qatar a promis plusieurs fois à Moscou des milliards de dollars d’investissements. D’abord en 2006, lorsque Vladimir Poutine a visité pour la première fois cet émirat, ensuite en 2010, quand l’Émir Hamad ben Khalifa Al Thani a fait un voyage en Russie. Aucune de ces promesses n’a été honorée jusqu’à présent.

Malgré tout, le 6 mai, le Président russe a soudainement décidé de tenir une réunion à Sotchi avec le patron du ministère des Affaires Étrangères du Qatar, bien que la majeure partie des alliés des Russes ayant à peu près réussi à développer des liens économiques bilatéraux, n’aient pas encore obtenu ce genre de faveur. Le prétexte officiel était que le ministre avait à passer un message important de l’émir du Qatar, même si c’était faux.

En fin de compte, selon le communiqué de presse publié après la réunion, le ministre qatari des Affaires étrangères a remercié le Président russe de l’avoir reçu et a annoncé qu’il apportait, de la part de l’émir du Qatar, un message verbal concernant la situation au Moyen-Orient. En langage diplomatique – parce qu’il laisse toujours place à un déni plausible, le messager pouvant dire qu’il n’a pas le bon message –un message verbal n’a pas le poids d’un message écrit. Il ne s’agissait donc de rien d’autre qu’une excuse pour tenir une réunion. De plus, comme pour tenter de justifier la réunion, Yuri Ouchakov, l’aide de Poutine, a annoncé la veille qu’un accord spécial avait été conclu avec l’émir du Qatar lors de l’entretien téléphonique qu’il avait eu avec le Président russe, car les chefs d’État rencontrent rarement des ministres étrangers. Selon Ouchakov, il avait été annoncé que le Qatar avait de nouvelles idées et suggestions concernant le règlement du conflit en Syrie. Il convient de noter que jusqu’à présent, le seul rôle joué par le Qatar dans le règlement syrien s’est borné à soutenir financièrement les groupes les plus radicaux, comme Jabhat al-Nusra, et à coopérer avec les services spéciaux turcs. Et maintenant Doha fait tout son possible pour perturber les pourparlers de Genève, qui ne peuvent guère être considérés comme une démarche agréable.

En plus de la Syrie, Poutine et Mohammed bin Hamad bin Khalifa Al Thani ont discuté de la situation au Yémen et en Libye. Et ce fait est passablement curieux quand on sait qui a initié le renversement de Mouammar Kadhafi et la démission du Président yéménite, Ali Abdullah Saleh. Ayant participé au bombardement de la Libye, le Qatar utilise à présent ses forces aériennes pour bombarder des civils dans les villes yéménites. Des médias ont signalé qu’en réponse au message de l’Émir, Poutine avait confirmé son intention d’organiser entre Russie et Qatar une coopération dans tous les domaines, y compris l’économique. Le Qatar annonce cette intention depuis plus de dix ans, mais rien n’est réellement sorti. Comme l’a noté Dmitry Peskov, le secrétaire de presse de Poutine, au cours des pourparlers, Poutine et Al Thani ont discuté de leurs vues sur le cours mondial du pétrole. Toutefois, il ne faut guère compter sur l’accord de geler le niveau de production, puisque les deux pays peuvent mettre au point une approche commune sur cette question.

Mais le Qatar n’a pas simplement pour objectif de s’accaparer le marché pétrolier de la Russie, il est aussi vraiment déterminé à prendre sa place sur le marché gazier européen. Il prévoit de continuer ses livraisons de gaz naturel liquéfié (GNL) à la Pologne, en compromettant ainsi la position de Gazprom. Or, le pétrole et le gaz sont les deux préoccupations majeures de Moscou ces temps-ci, car ils permettent d’alléger la pression des sanctions anti-russes. Il faut comprendre que l’implantation de terminaux méthaniers crée les conditions préalables à la formation d’un seul marché gazier mondial à la place des trois régionaux existants, et le Qatar joue un rôle de premier plan dans ce développement. Dans le même temps, Moscou reste dépendant du transit gazier ukrainien et n’a pas la capacité de rivaliser avec le Qatar sur le marché du GNL asiatique.

Par conséquent, en tant que premier exportateur de gaz par pipeline, la Russie est le concurrent direct du premier exportateur de gaz liquéfié, le Qatar. En fait, l’apparition sur le marché européen de livraisons de GNL qatari et étasunien, a permis à Bruxelles d’introduire sa fameuse Troisième offre énergétique. Celle-ci discrimine ouvertement Gazprom, l’empêche d’investir dans la construction de nouveaux gazoducs et bloque ainsi nombre de projets, dont le tristement célèbre South Stream. En outre, Doha ne va manifestement pas cesser de tenter d’évincer Moscou de ses marchés gaziers traditionnels. Ainsi, les objectifs de Doha s’éclaircissent: obtenir le soutien de la Russie en échange d’énormes investissements économiques. Or le Qatar ne peut pas remplir ses promesses, puisque ses exportations de GNL vers l’Europe ne sont pas rentables. Du point de vue opérationnel, le Qatar engrange toujours des bénéfices, mais il doit rembourser les dettes de l’infrastructure gazière qu’il a créée. Par ailleurs, Doha étant incapable de laisser tomber ses ventes non rentables de GNL, il lui faut de nouveaux prêts pour accroître son infrastructure gazière afin d’agrandir sa part de marché.

C’est un cercle vicieux qui entraîne le Qatar à toujours plus s’endetter. Personne ne peut prédire quand la bulle va éclater, mais elle le fera un jour. Doha a donc mis en place un âpre régime d’économie. Il suffit de relever les compressions budgétaires répétées  chez Al-Jazeera, principal outil de politique étrangère du Qatar. Laissée sans argent tout en étant habituée à un grand train de vie, Al-Jazeera a été complètement discréditée dans l’espace médiatique arabe. Les hérauts de l’actualité ont donc commencé à quitter la chaîne, non seulement à cause de leur réticence à répandre de la désinformation, mais aussi pour des raisons financières. Et Moscou est bien conscient de ce fait.

Et Moscou se souvient encore du rôle destructeur du Qatar joué dans les événements libyens, égyptiens, yéménites et syriens, ainsi que le soutien qu’il a apporté aux Wahhabites en Tchétchénie, pendant la rébellion de terroriste séparatiste là-bas. On se souvient de l’insulte envers Moscou en novembre 2011, quand les services de sécurité de l’aéroport de Doha agressèrent l’ambassadeur russe pour tenter de voler sa valise diplomatique. C’est ainsi que le Qatar manifestait son mécontentement à l’égard de la politique russe en Syrie. Pourtant la Russie utilise le Qatar pour affirmer ses intérêts gaziers au Moyen-Orient. Il ne faudrait se faire aucune illusion ici à ce propos, il est dit que Vladimir Poutine a une remarquablement bonne mémoire.

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