Arménie, citadelle ou carrefour ?

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Arménie, citadelle ou carrefour ?

Deux représentations géopolitiques du destin de l’Arménie imprègnent et façonnent de manière implicite la plupart des discours et des analyses, tant en Arménie qu’à l’extérieur. Je les résumerais à deux images fortes : l’image de la citadelle et l’image du carrefour.

L’image mentale de la citadelle renvoie à un impératif particulièrement sensible en ces temps de reprise du conflit arméno-azéri. Entourée d’ennemis existentiels, prise en étau entre la Turquie et l’Azerbaïdjan [« Une nation, deux États », ne cesse de rappeler Erdogan], durement frappée par l’émigration et la dépopulation de son territoire, l’Arménie doit avoir pour priorité la défense et le renforcement de l’État, c’est-à-dire son armée, sa position géostratégique, son intégrité territoriale et ses frontières. Par sa géographie, l’Arménie est une citadelle. Son destin se lit donc dans sa géographie. Et dans l’organisation du pouvoir, c’est le régalien qui doit primer à tout prix. Si les dirigeants arméniens perdent cela de vue, c’est l’existence de l’État, et donc la garantie d’un territoire pour la nation arménienne, qui est en péril. Dans la métaphore de la citadelle, le destin de l’Arménie est surdéterminé par la question de la défense, du territoire et des frontières. Le destin de l’Arménie, c’est le destin d’un peuple « en armes » qui défend son bastion.

L’image mentale du carrefour renvoie, elle aussi, à la position géographique de l’Arménie, mais d’une autre manière. L’Arménie est un carrefour des civilisations, un point de jonction des récits des grandes religions du Livre, une zone de contact entre islam et chrétienté, et le pivot géopolitique entre le Caucase – qui mène à la Russie, l’Anatolie – qui se poursuit vers le Moyen-Orient, la Méditerranée et l’Europe du sud, le plateau iranien – qui se poursuit vers l’Inde, et la région caspienne – qui débouche sur l’Asie centrale, les « Routes de la Soie » et la Chine. L’histoire de la nation arménienne, nation de diasporas et de réseaux transnationaux, renvoie aussi à cette métaphore du carrefour. En sorte que c’est non son seulement le territoire arménien qui est un carrefour, mais les Arméniens eux-mêmes, en tant que « nation transnationale », de Erevan à Los Angeles, en passant par Moscou, Istanbul, Paris, Beyrouth. Dans cette grille de lecture, le destin de l’Arménie ne se borne pas à la géographie, il inclut aussi l’histoire et la culture. Le destin de l’Arménie, c’est le destin d’un peuple « en mouvement ».

Ces deux images ne sont pas exclusives l’une de l’autre : elles sont complémentaires. Or, elles persistent, pour l’instant, à être perçues comme antagonistes. Ces deux métaphores sont revenues en filigrane dans les discours et les slogans politiques lors de la dernière campagne des législatives, en premier lieu dans ceux des deux principaux protagonistes. L’ancien président Kotcharian incarnait en quelque sorte le « parti de la citadelle », tandis que le premier ministre sortant Pachinian, vainqueur du scrutin, représentait en quelque sorte le « parti du carrefour ». L’un de ses slogans, « Il y a un avenir ! », semblait signifier « il y a un avenir » qui ne se borne pas à la guerre, « il y a un espoir ».

L’Arménie de 2021 est tout à la fois une citadelle et un carrefour. Ces deux représentations sont en réalité indissociables. Ce qui ne va pas sans certaines difficultés de perception psychologique, tant tout semble les opposer. Comment concilier l’impératif de la citadelle – sans citadelle, plus d’État arménien – avec l’aspiration à devenir ce carrefour tant espéré ? Car la métaphore du carrefour renvoie au rêve d’un espace arménien à la fois national et transnational, au rêve d’une réunification des « Hayastantsi » avec les Arméniens « hors-frontières ». La métaphore du carrefour, c’est la promesse d’une ouverture économique et commerciale tous azimuts. C’est la promesse d’une entrée de plain-pied dans la modernité démocratique, de la sortie définitive du « post-soviétique » et de son économie des clientèles et de la rente, cette « économie des oligarques » qui est précisément liée aux corps qui ont prospéré à l’abri du bastion, ce business qui s’est épanoui sous la protection de ces défenseurs du régalien qui ont tiré de grandes fortunes de leurs positions institutionnelles… Et pourquoi pas, la promesse, aussi, de l’ouverture de véritables opportunités de revenir s’installer « au pays » pour ceux des diasporas qui le souhaiteraient ? Si l’Arménie ne devient pas rapidement un carrefour, entend-on, si les frontières ne sont pas rapidement ouvertes, si aucune entente n’est trouvée avec les voisins, alors qui, de la jeune génération, voudra bien rester encore dans la citadelle ? « Que le dernier qui s’en va éteigne la lumière ! », disait une blague des années 1990 au sujet de l’émigration massive… Devenir un carrefour serait la garantie d’une repopulation, voire d’une relance de la démographie. Et d’autre part, on entend aussi que si la citadelle n’est pas renforcée tout de suite, l’Arménie sera rapidement détruite en tant qu’État et le départ, l’émigration des Arméniens ne sera plus une option. Que les Arméniens seront chassés de leurs terres historiques. Et que ce ne sera pas la première fois dans l’histoire. Voilà donc posé, le dilemme, en forme de cercle vicieux.

Et la Russie dans tout ça ?

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