Par Amir Khosro Fathi
Depuis la création de l'Alliance des États du Sahel (AES) par le Mali, le Niger et le Burkina Faso, la question de la souveraineté monétaire est devenue un enjeu central.
Après avoir annoncé leur sortie de la CEDEAO et pris des mesures pour renforcer leur autonomie économique, ces pays envisagent désormais d'introduire une monnaie commune. Ce projet s'inscrit dans une dynamique plus large de récupération des ressources naturelles et d'affranchissement du contrôle exercé par la France sur leurs économies via le franc CFA.
Contexte historique : la dévaluation de 1994, un précédent instructif
L’histoire monétaire de l’Afrique subsaharienne est marquée par un événement clé : la dévaluation du franc CFA en 1994. Le 11 janvier de cette année-là, les chefs d'État des zones UEMOA et CEMAC annonçaient, sous l'égide de la France et du FMI, la réduction de moitié de la valeur de leur monnaie. Cette décision brutale, prise sans consultation des populations, avait plongé des millions de personnes dans la précarité. La flambée des prix des produits importés, notamment les denrées alimentaires et les hydrocarbures, avait déclenché des émeutes meurtrières, notamment à Dakar.
Aujourd’hui, la situation est différente, mais les pays de l'AES veulent éviter un nouveau choc imposé de l'extérieur en contrôlant leur propre monnaie et en mettant fin à la dépendance vis-à-vis du Trésor français.
Une monnaie viable ?
La viabilité de la future monnaie des États de l'AES repose sur plusieurs facteurs.
La mise en place d’une monnaie nécessite une infrastructure adaptée. Les pays de l'AES pourraient choisir de frapper leur monnaie en interne ou de passer par des entreprises étrangères, comme l'imprimerie russe Goznak, qui a déjà collaboré avec des États africains. Ce processus devra garantir des billets sécurisés contre la contrefaçon et assurer une transition fluide. De plus, la question de la logistique et de la mise en circulation progressive des nouveaux billets devra être finement étudiée pour éviter tout dysfonctionnement économique.
L’AES devra créer une banque centrale indépendante, définir une politique monétaire cohérente et développer un réseau bancaire efficace. La digitalisation pourrait jouer un rôle clé pour faciliter les transactions et assurer l'inclusion financière des populations rurales. L’adoption de solutions de paiement mobiles, déjà populaires en Afrique, pourrait accélérer la transition vers la nouvelle monnaie.
Une monnaie forte doit être convertible sur les marchés internationaux. Pour éviter les pressions des institutions occidentales, l'AES pourrait chercher des alliances avec les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et développer des accords bilatéraux pour que sa monnaie soit échangée contre le yuan, le rouble ou d’autres devises non occidentales. D’autres alternatives incluent des accords de swaps de devises et des mécanismes d’échange direct avec des partenaires commerciaux stratégiques.
Une monnaie arrimée aux ressources naturelles ?
Les États de l'AES possèdent d'importantes richesses naturelles : or, uranium, pétrole, coton… La gestion de ces ressources a longtemps été contrôlée par des multinationales étrangères, souvent françaises, ce qui a limité les bénéfices pour les économies locales. Ces dernières années, des décisions fortes ont été prises.
Le Mali a imposé de nouvelles règles aux compagnies minières pour garantir une meilleure répartition des bénéfices. En exigeant une part plus importante des revenus miniers et un contrôle accru sur les contrats d’extraction, le Mali cherche à maximiser les bénéfices issus de son sous-sol au profit de l’État et des populations locales.
Le Niger a mis en difficulté Orano (ex-Areva), le géant français du nucléaire, en suspendant certaines licences d’exploitation d’uranium.
Cette décision s’inscrit dans une volonté de mieux négocier les termes d’exploitation de cette ressource stratégique et de mettre fin aux contrats jugés déséquilibrés en faveur des intérêts français.
Le Burkina Faso nationalise des portions stratégiques de son secteur minier. Le gouvernement burkinabé a annoncé la nationalisation de plusieurs mines clés, affirmant que les richesses du pays doivent d’abord profiter à sa population avant de bénéficier à des entreprises étrangères.
En arrimant leur future monnaie aux ressources naturelles, ces pays pourraient stabiliser leur devise et éviter les fluctuations spéculatives qui affectent souvent les monnaies africaines contrôlées par l’Occident. Un système de garantie adossé à l'or, à l'uranium et aux autres matières premières stratégiques permettrait de renforcer la confiance des investisseurs et des partenaires commerciaux. Cette approche rappellerait le fonctionnement de l’étalon-or, où la monnaie repose sur des actifs tangibles et non sur des décisions politiques ou des mécanismes de spéculation.
Cependant, cette stratégie nécessitera une gestion rigoureuse des réserves et une transparence accrue pour éviter la captation des richesses par des élites corrompues. L’AES pourrait s’inspirer de modèles comme celui de la Russie ou de la Chine, qui utilisent leurs ressources naturelles comme leviers de souveraineté économique.
Sécurité du territoire et mise en place d’une monnaie propre
Certains estiment que l’AES doit d’abord sécuriser entièrement son territoire avant de lancer sa propre monnaie. En effet, une monnaie repose sur la confiance et la stabilité économique, et une situation sécuritaire instable pourrait compliquer son adoption. Cependant, plusieurs facteurs indiquent que ce n’est pas une condition absolue.
Par exemple, Des pays comme l’Iran ou la Russie ont su sécuriser leurs finances et adapter leur système monétaire en période de sanctions internationales, illustrant ainsi qu'une indépendance monétaire peut être un levier de résilience économique.
La souveraineté monétaire pourrait être un outil de lutte contre le terrorisme, en permettant un meilleur contrôle des flux financiers et en réduisant l’influence économique étrangère.
L’arrimage aux ressources naturelles assurerait une certaine stabilité, même en période de troubles. En Afrique, même dans les zones de conflit, le pillage des ressources persiste et les multinationales continuent d'opérer, illustrant un double standard dans la gestion des crises.
Une approche progressive, avec une transition maîtrisée, semble donc être la meilleure solution.
L’inspiration de la Révolution islamique d’Iran
L'AES, dans sa quête de souveraineté, semble s’inspirer de la Révolution islamique d’Iran, notamment en matière d'indépendance vis-à-vis des puissances occidentales. Comme l'Iran en 1979, les États du Sahel cherchent à se libérer d’un système économique hérité du colonialisme et à établir un modèle basé sur l’autosuffisance et le contrôle national des ressources.
La Révolution islamique d’Iran a su développer un système financier alternatif pour contourner les sanctions et les pressions internationales. Grâce à la création de réseaux de paiement indépendants et à une diversification de ses partenariats commerciaux vers l'Asie, le Moyen-Orient et d'autres régions, La Révolution islamique d’Iran a réussi à maintenir sa souveraineté économique malgré l'embargo. Ce modèle de résilience, qui inclut une forte mise en valeur de ses ressources naturelles et une politique de diversification économique, offre des leçons précieuses pour l’AES. En adoptant des stratégies similaires, l'AES pourrait forger des alliances stratégiques avec des puissances émergentes telles que la Révolution islamique d’Iran, la Russie, la Chine ou même les BRICS, et développer un système financier robuste qui résiste aux pressions internationales.
Les fakenews et la guerre de l'information
Dans un contexte de transition monétaire, la désinformation devient un outil stratégique pour les adversaires de l'AES. L'affaire récente impliquant une fausse déclaration du Premier ministre nigérien Ali Mahaman Lamine Zeine illustre cette tentative de manipulation.
Lancer ce genre de fake news sert généralement plusieurs objectifs.
En attribuant de fausses déclarations à une personnalité politique, les auteurs cherchent à troubler l’opinion publique et à brouiller les lignes sur la position officielle du gouvernement.
La question du Franc CFA est un sujet hautement sensible dans l’AES. Faire croire que le Premier ministre nigérien soutiendrait cette monnaie pourrait provoquer des tensions au sein de la population et entre les dirigeants des pays concernés.
Alors que le Niger, le Mali et le Burkina Faso cherchent à se détacher du Franc CFA, des acteurs (internes ou externes) favorables au statu quo pourraient vouloir discréditer la volonté de rupture en alimentant des rumeurs contradictoires.
Certains groupes testent l’impact de fausses informations pour voir jusqu’où elles peuvent se propager et comment les autorités réagissent. Cela peut servir de base à des campagnes de désinformation plus élaborées.
En attribuant de tels propos à Ali Mahaman Lamine Zeine, les auteurs de cette rumeur pourraient chercher à fragiliser la cohésion des dirigeants de l’AES en insinuant des divisions internes sur la question monétaire. Cette tentative de manipulation montre l’importance pour les États de l’AES de maîtriser leur communication et de renforcer leur souveraineté informationnelle face aux ingérences extérieures et aux campagnes de désinformation.
Les prochaines attaques pourraient donc prendre plusieurs formes.
L’apparition d’accusations de corruption visant les dirigeants de l'AES pour décrédibiliser leur projet monétaire.
La multiplication de la propagande sur la nécessité d'une « stabilité » offerte par le franc CFA, relayée par des médias occidentaux et certains agents locaux.
Également des tentatives de sabotage numérique, comme des cyberattaques contre les infrastructures financières naissantes.
Face à ces menaces, l'AES doit renforcer sa communication et développer une stratégie de lutte contre la désinformation. Cela inclut donc un contrôle accru des sources d’information et une sensibilisation de la population aux manipulations médiatiques.
C’est pourquoi, les ministres chargés de la Communication et des TIC de l’Alliance des États du Sahel ont validé, en décembre 2024 à Bamako, la mise en ligne d'une application Web-TV, l’organisation de débats télévisés synchronisés, la création d’une chaîne de télévision et d’une chaîne radio.
Alhamdou Ag Ilyène, ministre en charge de la Communication du Mali, a justifié cette décision par le contexte complexe dans lequel évolue la région sahélo-saharienne, marquée par une décennie de crise sécuritaire et politique, mais aussi, dit-il, face aux défis imposés par les attaques terroristes et une guerre informationnelle intense.
C'est dans ce contexte que la Confédération des États du Sahel a pris des initiatives audacieuses pour contrer les désinformations et rassurer les populations, a affirmé le ministre malien.
« La réponse appropriée à cet acharnement médiatique consiste en la mise en place d'outils de communication adaptés, comme la Web-TV, afin de mettre à disposition ou publier des informations fiables et instantanées, ainsi que des messages de sensibilisation. Toute chose qui nous permettra de nous distinguer et de déconstruire les contre-vérités afin de rassurer les populations et la communauté internationale du bien-fondé de la marche amorcée par les peuples souverains de notre Confédération... », a déclaré Alhamdou Ag Ilyène, à la clôture de la rencontre.
Et d'ajouter : « Il convient de noter que la mise en place d'un tel outil nécessite la mobilisation des moyens humains, financiers et matériels pour être pleinement opérationnelle. Ces deux jours de travaux intenses ont également permis d'esquisser la future télévision et radio de l'AES pour le rayonnement et la souveraineté de nos populations dans leur espace ».
Pingdwendé Gilbert Ouédraogo, ministre burkinabé de la Communication, de la Culture, des Arts et du Tourisme, a, pour sa part, souligné que « le défi le plus important pour nos États, c'est la communication », ajoutant que « nous sommes dans un contexte extrêmement difficile lié à l'insécurité et au terrorisme ».
Selon lui, « des moyens sont déployés pour, justement, lutter contre le terrorisme, mais l'un des moyens efficaces, c'est l'information, c'est la communication. C'est aussi la culture, parce que nous devons transformer les mentalités, désarmer les cœurs et les esprits à travers l'information ».
De son côté, Sidi Mohamed Raliou, ministre de la Communication, des Postes et de l'Économie numérique du Niger, a plaidé pour des actions de développement, rappelant que c'est ce qui intéresse la population du Sahel, avant de préciser que cette convention, c'est pour toute la vie.
La création de cette Web-TV de l'AES est donc extrêmement important. Ce média, véritable porte-parole de la révolution monétaire, jouerait un rôle essentiel dans la diffusion d'informations vérifiées, la coordination de la communication officielle et la contre-attaque contre les fakenews. En diffusant une information transparente et en éduquant le public sur les enjeux de cette transformation économique, l'AES pourra ainsi asseoir sa légitimité et renforcer la confiance nécessaire à l'adoption de sa nouvelle monnaie.
La dette des pays de l'AES et la nouvelle monnaie
L’endettement massif des pays africains est une entrave majeure à leur développement. Alors que les ressources naturelles et humaines du continent offrent des perspectives économiques prometteuses, la dette colossale qui pèse sur ces nations les maintient dans une dépendance structurelle vis-à-vis des créanciers internationaux. Aujourd’hui, une remise à zéro s’impose pour libérer l’Afrique de ce carcan financier et lui permettre d’assurer son propre destin.
Thomas Sankara, lors du sommet de l’OUA en 1987, avait dénoncé la dette comme un instrument de domination et un piège néocolonial. Il appelait les dirigeants africains à refuser collectivement de la rembourser, affirmant que « la dette ne peut pas être remboursée, car si nous ne la payons pas, nos créanciers ne mourront pas. Si nous la payons, c’est nous qui mourrons ». Cette vision radicale trouve aujourd’hui un écho dans la position de l’AES, qui entend se libérer de cette emprise financière.
Lors d’une réunion des ministres des Finances du G20 au Cap, un projet ambitieux a été signé en faveur de l’allègement de la dette africaine. Baptisé Initiative des dirigeants africains pour l'allègement de la dette (Aldri), ce programme vise à repenser le système mondial de prêts afin de garantir des conditions d’emprunt plus favorables et débloquer un réel allègement de la dette.
Il est temps que l’Afrique impose un nouveau rapport de force et refuse les logiques d’endettement qui la maintiennent sous tutelle financière. Une refonte du système de prêts internationaux doit s’accompagner d’une redéfinition des priorités économiques africaines : favoriser le financement interne, promouvoir l’industrialisation, développer les échanges Sud-Sud et réduire la dépendance aux créanciers occidentaux.
L'AES a déjà posé les bases d'une indépendance en créant cette alliance, en créant un drapeau, des passeports propres, la création d’une Web-TV, la récupération de la gestion des ressources naturelles, la sécurisation du territoire. La sortie du Franc CFA et la création de la monnaie propre à l’AES sera donc un énorme pas vers la souveraineté.
Certes, la transition devra être soigneusement gérée pour éviter les turbulences économiques et sociales et surtout gérer les attaques extra- continentales. Mais ces pays de l’AES possèdent toutes les ressources nécessaires pour montrer au monde entier qu’ils sont souverains. Et par-dessus tout, cela redéfinirait les équilibres économiques régionaux et internationaux. La sortie du Franc CFA et la création d'une monnaie propre à l'AES est donc imminente.
Amir-Khosro Fathi est un analyste politique iranien basé à Bruxelles.